La saison froide n'apportait aucune espèce d'amélioration à cette région oubliée du monde et pour l'instant au-delà de toute rédemption. Qui s'intéressait à ces étendues pestiférées, ces landes balafrées par la maladie, ces rocs suintants et ces cours d'eau immobiles ? Là où l'ordre ne s'exerce pas, les ombres s'allongent. C'était l'endroit idéal après tout, pour ceux du Culte des Damnés ressortis de sous leur caillou où ils s'étaient dissimulés toutes ces années durant. Qui ça intéresserait, après tout, la rumeur d'une récompense à qui leur ferait la peau n'avait pas encore atteint les grands centre-villes de l'Alliance. Alors ils sortaient de leurs caves et reprenaient leurs activités, comme si vingt ans n'avaient été qu'un battement de cils. Quand les chats du Beffroi n'étaient pas là, les souris damnées dansaient jusqu'à l'ivresse. Mais alors que les ombres s'allongeaient sur les Maleterres, le Dernier Recours, lui, se mettait en chasse.
Il était un mystère sur lesquels les meilleurs praticiens des nobles arts de la psychiatrie se seraient arraché les cheveux, cassé les dents et auraient fini par laisser de côté dans la catégorie des "exceptions confirmant la règle". Le Dernier Recours n'avait d'humain plus que les allures et une vague silhouette, mangé qu'il était par sa combinaison intégrale et son masque. Le reste avait évolué, été transformé ou dissous dans les protocoles et les sérums alchimiques, jusqu'à ne laisser que la perfection de la chair et des talents. Une perfection galvaudée, toutefois, incomplète, dont il espérait encore trouver la clé finale, un jour ou un lieu prochains. Il était parfaitement taillé pour ces espaces empoisonnés et ces airs viciés, lui qui avait fait de son masque son éternel ami et sa combinaison sa seconde peau. Les contraintes physiques et sociales de cet équipement avaient été supprimées avec efficacité, par l'entraînement et la recherche des industries qu'il servait.
Alors pourquoi était-il ici ? La réponse semblait difficile à produire. Qu'est-ce qui pouvait donc intéresser le Dernier Recours à orienter ses volontés vers les Maleterres de l'Est, loin des sites industriels de son industrieux employeur ? La réponse tenait en une phrase fort simple pourtant : préservation des intérêts du patron. Et il était effroyablement efficace à cet exercice.
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L'homme avait pris le parti de sortir de la galerie où le cercle travaillait d'arrache-pied depuis la Fracture à satisfaire les exigences qualitatives et techniques du maître de culte. Il n'était qu'un parmi les autres, rien ne pouvait le différencier physiquement de ses collègues blafards à longues robes noires élimées. Et pourtant il voulait s'élever plus haut que ces mêmes collègues qui resteraient toujours laborantins ou acolytes de la Mort, sans autre ambition que de faire bien le boulot et ne pas servir de jalon pour les plans des chefs. Mais lui, non. Il pouvait être plus, il pouvait être mieux. La dernière fournée d'ichor de conservation n'était pas encore entièrement répartie entre les différents nécromants qu'il s'était proposé pour aller chercher les composants précieux, fruits de la première des pestes, là-dehors du côté des ruines de la Croisée de Corin. Rien ne pouvait l'arrêter. Ils remarqueraient bien assez tôt qu'il était plus capable que tous les autres réunis et qu'il aurait enfin droit à progresser dans le secret du Culte.
Alors il était là, simple silhouette encapuchonnée que les goules sauvages respectaient, à sectionner avec brio les racines gonflées de sucs pestiférés des vietérules corrompues qui poussaient autour du lac Mereldar. Il connaissait parfaitement ces gestes avec le stylet et la faucille pour prélever les meilleurs échantillons. Il ne rentrerait qu'une fois le sac plein de rhizomes et alors il pourrait faire sa demande pour deux nouveaux scalpels et du fil plombé de suture. Mais un sentiment bizarre pour quelqu'un servant le vrai pouvoir qui tenait la région se fit jour : on l'observait. Ce n'était pas l'œil immortel du Fléau, ni les griffons de ces vermisseaux de Nains, pas plus que les ridicules cloches pourpres dont il n'y avait plus trace en Azeroth depuis un an et demi. Se redressant, l'air dégagé pour ne pas attirer l'attention plus que ce qu'il avait fait pour l'instant, l'homme regarda autour de lui, depuis les profondeurs de son capuchon. La sensation diminua puis disparut. Quoi que ce fut, c'était parti. Était-ce vraiment quelque chose ou quelqu'un ? Il s'y intéresserait une autre fois, rentrer lui paraissait plus sage maintenant.
Le chemin du retour fut étrangement plus court que d'ordinaire. Instinctivement, humainement et cela l'agaça, il avait pressé le pas. Ridicule. Il approchait déjà de l'entrée des souterrains du cercle, il ne restait qu'un virage à faire, il n'y avait aucune raison de …
Il eut le souffle coupé au même moment qu'il ressentit le froid dans ses entrailles, au niveau du nombril. La douleur vint ensuite, brûlante comme une vague de lave. Il ne pouvait même pas hurler alors que son regard se baissait pour dévisager avec surprise la pointe acérée d'une lame qui s'était frayée un chemin depuis son dos jusqu'à son abdomen. Qui l'avait trahi dans le cercle ? Qui pouvait savoir pour ses ambitions ? Il ne pouvait pas finir comme ça. Le rasoir planté en travers de sa personne continua son chemin, découpant à travers ses viscères, faisant naître des fleurs sanglantes sur sa robe. Étrangement, il regrettait de ne pas avoir un outil pareil pour la découpe et la suture des nouveaux serviteurs. Crachant son propre sang, il s'effondra en arrière mollement, les oreilles pleines de ouate et de bourdonnements. Stupide faiblesse humaine. Ses maîtres changeraient tout ça. A moins qu'ils ne soient derrière son assassinat ? Recycler ses restes pour faire perdurer l'idéal serait probablement trop demander s'ils lui en voulaient. Pris de cet étrange calme face à ses derniers instants, le dos dans la poussière d'os et les spores des champignons corrompus poussant sur cette partie du chemin, il voulait au moins voir, par ses yeux devenant vitreux qui lui avait porté le coup fatal. Si on le relevait, il saurait à qui adresser ses vengeances.
Probablement un homme. Râblé. Habillé de noir de la tête aux pieds. Son visage rendu anonyme par la vitre sombre de son masque à gaz. Il entendait son souffle, régulier et serein. Rien pour le distinguer. Il voulait qu'il lui dise quelque chose pour donner un sens à ce moment. Mais il ne dit rien. Le tueur quitta son champ de vision. Comme la vie quitta son corps.
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Corwin, le Dernier Recours, avait commencé sa chasse aux nécromanciens.